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samedi 27 août 2011

Guerre...

                                                                           Samedi 27 août 2011, 5h25

Les lignes de ma main sont devenues des lignes de front.

« Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. » (Gérard de Nerval.)

Rue de la Vieille-Lanterne, « le coin le
plus sordide qu'il ait pu trouver. » (Baudelaire.)

« Vers le 6 ou 8 août 1854, à la suite d'une nouvelle crise (troubles psychiatriques), Gérard de Nerval doit entrer chez le Dr Blanche. Il travaille à Aurélia et est impatient de retrouver l'air libre. Une intervention du Comité de la Société des Gens de Lettres le 9 octobre provoque sa sortie le 19 octobre, à l'entrée de la mauvaise saison. Il mène une existence errante et n'a pas de domicile fixe, l'hiver arrive. 

Le 20 janvier 1855 Gautier et Du Camp le voient à la Revue de Paris, il n'a pas de paletot. Le 23 janvier il remet à Paul Lacroix la liste de ses oeuvres complètes. Le 24 janvier il se présente chez Méry, absent, il passe la soirée chez Béatrix Person, en compagnie de Georges Bell et de Philibet Adebrand mais, semble-t-il, termine la nuit au " violon ".

Le 25 janvier, Gérard de Nerval emprunte sept sous à son ami Asselineau et, à la fin de la journée, se présente au Théâtre-Français sans y trouver Arsène Houssaye. Il préparait pour ce théâtre la fusion en une seule pièce de diverses œuvres scéniques de Scarron où apparaît le personnage de Jodelet et venait peut-être demander une avance sur ce travail. Il dîne dans un cabaret des Halles. Il gèle à 18 degrés. La ville est sous la neige. À l'aube du 26 janvier Gérard se pend rue de la Vieilles-Lanterne. »


                                                                    Jean Richier, extrait de la notice de La Pléiade.

« Ne m'attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche. » (Gérard de Nerval.)


                          Epitaphe

Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet,
Tour à tour amoureux insoucieux et tendre,
Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre.
Un jour il entendit qu'à sa porte on sonnait.

C'était la Mort ! Alors il la pria d'attendre
Qu'il eût posé le point à son dernier sonnet ;
Et puis sans s'émouvoir, il s'en alla s'étendre
Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.

Il était paresseux, à ce que dit l'histoire,
Il laissait trop sécher l'encre dans l'écritoire.
Il voulait tout savoir mais il n'a rien connu.

Et quand vint le moment où, las de cette vie,
Un soir d'hiver, enfin l'âme lui fut ravie,
Il s'en alla disant : " Pourquoi suis-je venu ? "



jeudi 25 août 2011

Jules Smirgel, peintre réaliste...

J'ai croisé la psychanalyste Jeanine Chasseguet-Smirgel toute ma vie. Nous vivions dans le même immeuble. Mais je n'ai appris à la connaître que deux ans avant sa mort, lorsque j'ai commencé à travailler pour elle. C'est à cette occasion que j'ai découvert les toiles de son père, emmagasinées dans son immense appartement sombre et baroque, entre ses livres et ses œuvres d'art. Tout ce que je sais de son père, le peintre Jules Smirgel, je le tiens directement d'elle, de nos conversations tard le soir dans sa bibliothèque. Voilà ce qui explique que je présente le père en commençant par parler de la fille.

Cette petite notice, que j'ai publiée sous une forme plus impersonnelle, succincte et sobre dans une encyclopédie en ligne, vise donc à présenter le peintre réaliste Jules Smirgel, et à remettre son œuvre à l'ordre du jour. Tous deux sont restés intimistes par la force des choses, parce que gardés comme un trésor dans la mémoire et le patrimoine familiaux.

" Les mots sont faits de souffle " disait Shakespeare. Je souffle un peu alors... fffff... quelques mots pour soulever la poussière qui est tombée sur cet homme et son œuvre.

Qui était-il ? Jules Smirgel (ou Smirguel, l'orthographe varie), était un peintre réaliste français du XXe siècle, originaire d'Europe centrale. Ne le cherchez dans les moteurs de recherche. L'homme était discret de son vivant, il l'est resté dans la mort. Sa visibilité webiatique est nulle. J'ignore quand il est né, ou quand il est mort. J'ignore même où il a vécu exactement avant d'atterrir à Paris. Je sais juste que Jules S. avait de la famille en Europe centrale. Sa fille m'a souvent parlé de ses vacances là-bas. Marié, ingénieur de formation, je sais qu'il était très attentif à l'éducation de ses enfants. Et surtout, je sais que Jules S. était de confession juive; juif non-pratiquant et volontairement assimilé. Sa fille a été éduquée mordicus hors de la religion juive, et n'a redécouvert sa judaïcité qu'à l'âge adulte.

Sa vague judaïcité, ce détail ! n'a son importance - capitale ! - que parce que Jules S. est né dans la première moitié du XXe siècle. Être juif a conditionné son destin pour l'essentiel. Il a du enjamber la Shoah. Une immense partie de sa famille a été décimée pendant la Seconde Guerre mondiale, victime des déportations, de la misère et des persécutions antisémites.

 Jules S. lui-même n'a pas échappé à la grande tempête. Il a été déraciné, aspiré par le bas, par ses racines. Il s'est redécouvert totalement juif, et a perdu son emploi d'ingénieur avec les mesures antisémites des années 1940. Il est alors entré alors dans la clandestinité avec sa famille. Sa fille Jeannine évoquait en souriant, bien des décennies plus tard, les contrôles auxquels son père et elle ont échappé alors qu'elle était enfant (dans les grande gares parisiennes notamment), la complaisance de tel policier français qui lui avait sauvé la vie, etc. Souvenirs d'enfance...

Les difficultés économiques et sa situation précaire ont poussé Jules S. à se rabattre sur ses pinceaux. Brossant auparavant les toiles par amour du geste, il a intensifié son activité de peintre et a commencé à vendre ses toiles pour subvenir aux besoins de sa famille. L'amateur timide s'est lancé. On ose tout en période de crise ou de disette ! On se découvre un culot incroyable ! La misère et la faim font naître des vocations et révèlent les artistes. Après la guerre, le talent aidant, il a poursuivi ses activités artistiques et s'est professionnalisé de fait.

Je ne sais rien de la formation artistique de Jules S., mais si je j'analyse bien ce que je sais de lui, il est probable qu'il ait appris à peindre en autodidacte, étant préalablement féru d'art. Après tout, l'école n'est-elle pas plus ou moins la même pour tous ? Renoir disait : " On apprend à peindre dans les musées. "

La plupart de toiles de Jules Smirgel sont des paysages ou des natures mortes, peintes à l'huile. Il a laissé des portraits, parfois incrustés hors échelle dans ses natures mortes, ce qui donne un trait tout à fait bizarre et naïf à ces toiles, mais vraiment charmant et osé, quelque chose comme du Dali dans une nature morte classique. Variant les techniques, il a aussi laissé quelques dessins surprenants au fusain, parfois en grands formats, et quelques ébauches au crayon sur toile blanche qui nous donnent des indices sur sa façon très géométrique de " composer ". Un grand nombre de ses toiles ont été exposées aux Salons de la Peinture Réaliste pendant les années 1970 (j'ai vu personnellement les feuilles d'exposition de ses toiles pour celui de 1978). J'ignore les dimensions de l'ensemble de l'oeuvre : combien de pièces en tout ? Qui les possède ? Les dates de la première et de la dernière composition ? Tout renseignement est le bienvenu. Ses tableaux sont systématiquement signés, et l'autographe est facilement lisible.

Sa fille avait conservé un grand nombre de ses tableaux, qui avaient, en plus de leur valeur marchande, une grande valeur sentimentale à ses yeux. Elle avait probablement hérité de lui son amour du beau et des tableaux. Son appartement en était plein, et sa vaste bibliothèque recélait de bouquins incroyables sur la peinture et les peintres. On peut par ailleurs supposer que l'activité artistique de son père l'avait inspirée ou influencée dans ses recherches psychanalytiques sur l'activité symbolique dans la pensée, l'art et la créativité (Pour une psychanalyse de l'art et de la créativité, Payot-Rivages, Paris, 1971 ; Éthique et esthéthique de la perversion, Seyssel, Champ Vallon, 1984 ; Creativity and perversion. London 1984 et Le corps comme miroir du monde, PUF, 2003)

mercredi 24 août 2011

Cellulairement...

Le mot n'existait pas dans son sens carcéral. Verlaine l'a créé.

Cet adverbe bizarre (de temps et de lieu, dans le cas verlainien) désigne le cadre dans lequel notre Satanique Docteur a écrit son livre. Ce cadre cellulaire, fondamental dans la genèse de l'oeuvre, a imposé une introspection à Verlaine : c'est la fin d'une période de liberté et de vagabondages amoureux et homosexuels pour le Poète Saturnien. C'est aussi la fin de sa fuite désespérée face à ses démons : l'alcool, la chaire, l'homosexualité, la foi qui sauve et condamne. En prison, Verlaine, criminel, usé, agité, abattu, indécis, abandonné, est face à son " pauvre moi-même. "

              Je ne sais pourquoi
              Mon esprit amer
D’une aile inquiète et folle vole sur la mer,
              Tout ce qui m’est cher,
              D’une aile d’effroi
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ?

Ce recueil me tient à coeur. D'abord, parce qu'il est méconnu, très injustement méconnu. Ensuite, parce qu'il est bon. C'est même, de mon point de vue, l'un des meilleurs qu'il m'ait jamais été donné de lire. Enfin, parce qu'il renferme, je crois, une part essentielle de " l'humaine condition ". Nous sommes tous, d'une façon ou d'une autre, prisonniers de quelque chose. C'est là tout l'objet de Cellulairement. Le prologue l'annonce clairement :

[...] ces vers maladifs
Furent faits en prison.

Après l'incident de Bruxelles, l'enfer personnel de Verlaine, que Rimbaud qualifiait déjà de " pitoyable frère " quelques mois auparavant, se matérialise dans les quatre murs de pierre froide des prisons belges. Les oppressions mentales sont devenues physiques. Et les chaînes vont paradoxalement libérer le poète, condamné à mijoter en vase-clos pendant que sa vie finit de s'écrouler sous ses yeux. Sa femme Mathilde obtient le divorce, Rimbaud s'éloigne de lui et " s'ampute définitivement de la poésie ". Sa réputation est ruinée. Le monde des Lettres lui tourne le dos. Assassin, alcoolique, sodomite : Verlaine est devenu un paria. Il hurle son désespoir immense et sa vie déréglée dans ces interminables vers nouveaux de 13 pieds :

Ah ! vraiment c’est triste, ah ! vraiment ça finit trop mal.
Il n’est pas permis d’être à ce point infortuné.
Ah ! vraiment c’est trop la mort du naïf animal
Qui voit tout son sang couler sous son regard fané.


Cellulairement est un recueil de poésie écrit clandestinement par le pauvre frère lors de son séjour carcéral en Belgique (1873-1875). Il témoigne d'une crise sans précédent dans la vie du " pauvre Lélian ", alors abandonné de tous :

       Berceuse

Un grand sommeil noir
Tombe sur ma vie :
Dormez, tout espoir,
Dormez, toute envie !
  
Je ne vois plus rien,
Je perds la mémoire
Du mal et du bien...
Ô la triste histoire !
  
Je suis un berceau
Qu’une main balance
Au creux d’un caveau :
Silence, silence !

Avec les frasques de 1873, la liaison avec Rimbaud et le procès, la carrière littéraire de Verlaine est ruinée. Les Romances sans paroles sont ignorées malgré un service de presse et une diffusion très soignées. L'éditeur exige que la dédicace à Rimbaud soit retirée. Verlaine est alors un proscrit dans les milieux parisiens. Ses derniers amis doivent pendre garde à ne pas citer clairement son nom :

Las ! je suis à l’Index et dans les dédicaces
Me voici Paul V... pur et simple. Les audaces
De mes amis, tant les éditeurs sont des saints,
Doivent éliminer mon nom de leurs desseins

L'isolement... La Belgique carcérale ramène Verlaine à l'essentiel. C'est l'occasion pour le poète de reprendre la plume. Son incarcération est une période prolixe : il écrit plus en quelques mois que dans les deux années précédentes, difficiles, parce que trop agitées. Il en sera gré à son pays d'adoption forcée :

Ô Belgique qui m’as valu ce dur loisir,
Merci ! J’ai pu du moins réfléchir et saisir
Dans le silence doux et blanc de tes cellules
Les raisons qui fuyaient comme des libellules
À travers les roseaux bavards d’un monde vain,
Les raisons de mon être éternel et divin,
Et les étiqueter comme en un beau musée
Dans les cases en fin cristal de ma pensée.

Aux côtés des Amours Jaunes de Corbière, Cellulairement est probablement l'un des meilleurs recueils de poésie de l'histoire de la littérature française (et donc mondiale).Verlaine s'y met en scène. Il est le personnage central d'un drame existentiel déchirant, et pleure : tantôt

Paul, les paupières rougies,
Erre seul aux Pamplemousses.
 
Tantôt il met un masque, et devient Gaspar Hauser, personnage historique, orphelin errant
frappé par le malheur :

La Chanson de Gaspard Hauser
 
Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin.
  
À vingt ans un trouble nouveau
Sous le nom d’amoureuses flammes
M’a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m’ont pas trouvé beau.
  
Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l’étant guère,
J’ai voulu mourir à la guerre :
La mort n’a pas voulu de moi.
  
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
Ô vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !

Puis il devient la voix anonyme et triste des prisonniers, dont il découvre, ahuri, l'univers répétitif et doucement mélancolique :

                  Autre
La cour se fleurit de souci
              Comme le front
              De tous ceux-ci
              Qui vont en rond
En flageolant sur leur fémur
              Débilité
              Le long du mur
              Fou de clarté.

Tournez, Samsons sans Dalila,
              Sans Philistin,
              Tournez bien la
              Meule au destin.
Vaincu risible de la loi,
              Mouds tour à tour
              Ton cœur, ta foi
              Et ton amour !

Ils vont ! et leurs pauvres souliers
              Font un bruit sec,
              Humiliés,
              La pipe au bec.
Pas un mot ou bien le cachot,
              Pas un soupir.
              Il fait si chaud
              Qu’on croit mourir.

J’en suis de ce cirque effaré,
              Soumis d’ailleurs
              Et préparé
              À tous malheurs.
Et pourquoi si j’ai contristé
              Ton vœu têtu,
              Société,
              Me choierais-tu ?

Allons, frères, bons vieux voleurs,
              Doux vagabonds,
              Filous en fleurs,
              Mes chers, mes bons,
Fumons philosophiquement,
              Promenons-nous
              Paisiblement :
              Rien faire est doux.

Cellulairement est un chef-d’œuvre, un sommet de l'art verlainien. On y trouve les meilleures compositions du poète : son Art poétique, qui commence par son célèbre vers :

De la musique avant toute chose

Mais aussi son Almanach pour l'année passée, sa série de Vieux Coppées blagueurs, dans lesquels le poète raille ses compagnons et se moque de lui-même :

" Tous sont toqués, et moi qui chantais aux temps chauds,
Je danse sur la paille humide des cachots."

La fin du recueil nous amène à ses incroyables Récits diaboliques, sorte de Saison en Enfer en vers relatant sa liaison avec Rimbaud et ses penchants homosexuels :

Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane,
De beaux démons, des satans adolescents,
Au son d’une musique mahométane
Font litière aux Sept Péchés de leurs cinq sens.
  
C’est la fête aux Sept Péchés : ô qu’elle est belle !
Tous les Désirs rayonnaient en feux brutaux ;
Les Appétits, pages prompts que l’on harcèle,
Promenaient des vins roses dans des cristaux.

On y trouve également ses premiers grands poèmes mystiques et religieux, témoins d'une vie malheureuse, vide de sens, mais avide de Lumière :

Du fond du grabat
As-tu vu l’étoile
Que l’hiver dévoile ?
Comme ton cœur bat,
Comme cette idée,
Regret ou désir,
Ravage à plaisir
Ta tête obsédée,
Pauvre tête en feu,
Pauvre cœur sans dieu !

Puis la rencontre frontale avec Dieu, dans le Final, suite immense de dix sonnets, sorte de retable mystique composé sur le mode du dialogue entre le pêcheur perdu et son Créateur :


J’ai répondu : Seigneur, vous avez dit mon âme.
C’est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas.
Mais vous aimer ! Voyez comme je suis en bas,
Vous dont l’amour toujours monte comme la flamme.
  
Vous, la source de paix que toute soif réclame,
Hélas ! voyez un peu tous mes tristes combats !
Oserai-je adorer la trace de vos pas,
Sur ces genoux saignants d’un rampement infâme ?
  
Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements,
Je voudrais que votre ombre au moins vêtît ma honte,
Mais vous n’avez pas d’ombre, ô vous dont l’amour monte,
  
Ô vous, fontaine calme, amère aux seuls amants
De leur damnation, ô vous, toute lumière,
Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière !

Les symboles sont omniprésents dans le recueil. Les bruits, les êtres, les ombres se confondent dans des poèmes faussement naïfs et délicats, à l'extrême limite de la musique. La poésie du " Satanique Docteur " s'y déploie dans une maîtrise stylistique absolue et une grande variété de formes originales.

         Impression fausse
              Dame souris trotte,
Noire dans le gris du soir,
              Dame souris trotte
              Grise dans le noir.

              On sonne la cloche,
Dormez, les bons prisonniers !
              On sonne la cloche :
              Faut que vous dormiez.
 
On peut noter l'emploi fréquent de vers impairs :

De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
  
Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.

Mais aussi d'immenses vers de 13 pieds pour raconter, ou plutôt exprimer son séjour dans la babylonesque London :

Londres fume et crie. Ô quelle ville de la Bible !
Le gaz flambe et nage et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons dans leur ratatinement terrible
Épouvantent comme un sénat de petites vieilles.
 
Le poète des demi-teintes et de la douceur crée même un système d'écriture nouveau dans l'Almanach :

L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou ?
Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.
Que ne t’endormais-tu, le coude sur la table ?

Verlaine y atteint l'état de " Fils du Soleil ", dont Rimbaud parle dans son poème Vagabonds. Il remue son passé comme une boîte à musique étrange :

Avec les yeux d’une tête de mort
    Que la lune encore décharne,
Tout mon passé, disons tout mon remord
    Ricane à travers ma lucarne.
  
Avec la voix d’un vieillard très cassé,
    Comme l’on n’en voit qu’au théâtre,
Tout mon remords, disons tout mon passé
    Fredonne un tralala folâtre.

Ce recueil est l'aboutissement de la démarche esthétique initiée dans les Romances sans paroles. Il y met également un terme.

Quels rêves épouvantés,
              Vous grands murs blancs !
Que de sanglots répétés,
              Fous ou dolents !
Ah, dans ces piteux retraits
Les Toujours sont les Jamais !

Le recueil, maudit comme son auteur, ne verra jamais le jour. Après avoir essuyé des refus de la part de tous les éditeurs, Verlaine, sorti de prison, démonte son " libelle " mort-né, et disperses ses poèmes qu'il recycle dans ses recueils suivants. Ces textes éparpillés, et l'aventure dont ils témoignent, contribueront largement à la gloire et à la réputation sulfureuse de Verlaine.