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mercredi 23 novembre 2011

Les Pieds Nickés...


                                                                                            Mercredi 23 novembre 2011, 15h57

J'ai trouvé de l'or rouge ! Le pétrole est mon sang. Ma gambette a foré les trottoirs. Le bitume l'a croquée. Traduction : je me suis niqué le pied comme un con avant-hier en voulant éviter une femme alors que j'étais en trottinette. J'ai planté mon orteil sur le sol comme un clou sur ma croix : on m'a crucifié ! Je me suis pris pour Spartacus, protecteur de la veuve et de l'orphelin. Et j'ai fini comme lui. La prochaine fois je heurterai la personne. On partagera les frais, ça me fera moins mal. L'autre amortira ma chute. Et moi j'amortirai la sienne. Ça sera donnant-donnant.

  
Je pratique le roller et le vélo depuis l'âge de quatre ans. Je suis venu à la trottinette sur le tard, sans trop y croire (venu vraiment je veux dire, parce qu'évidemment j'avais déjà tâté l'engin en maternelle comme tout un chacun). J'y suis venu, disais-je, suite à un problème de selle de vélo et de platine de rollers défaillante (je ne rentre pas dans les détails). Je n'arrivais pas à me résoudre à embarquer dans les wagons à bestiaux de la RATP tous les jours avec les autres veaux, alors après avoir fait quelques essais fructueux sur la trottinette de ma petite sœur, je suis allé chez Déclatecon*, j'ai pris la trottinette modèle Rolls Royce, avec guidon haut et amortisseurs, et je suis parti à l'aventure dans notre bonne ville de Paris.


Et je me suis pris au jeu. Une fois qu'on a pris le coup de main, ou plus exactement le coup de pied, on a l'étrange impression à la fois d'un retour en enfance assez jouissif (il y a un truc enfantin intrinsèque à la patinette, vraiment), et d'un voyage dans le futur, un peu comme si on était sur un overboard à guidon (les fans comprendront). Paris étant une ville faussement plate, puisque placée au centre d'un bassin sédimentaire, il est possible, quand on connaît bien le dédale de ses rues, d'être presque toujours sur des trottoirs en légère pente, et donc de faire un minimum d'efforts. Il n'y a que le vent qui me contrarie encore parfois quand il est contre moi. Donc voilà, la trottinette, c'est super fun, c'est bon pour la santé : en alternant les jambes à l'appui c'est l'équivalent d'une bonne séance de step. Mais par contre, je le constate tous les jours : c'est un vrai défi de rouler en trottinette sur les trottoirs parisiens sans se viander sur un connard de piéton (ma bête noire).


Les gens marchent n'importe comment dans la rue. Je n'y avais jamais prêté attention avant. Mais maintenant que les trottoirs sont devenus une sorte de piste de Formule 1 pour moi (vroum vroum !), la marche oscillante de mes imbéciles de concitoyens me saute à la gueule chaque fois que j'ai un trajet à faire. Certains marchent en zigzag, en balançant leurs bras, façon marche militaire, et occupent de l'espace pour trois. C'est le défilé du 14 juillet : l'armée de réserve est de sortie ! D'autres les écartent franchement, comme s'ils faisaient l'avion. Ce genre d'individu peut obstruer jusqu'à cinq mètres de trottoir seul : prodige anatomique ! Cherchant à contourner l'obstacle, je me demande souvent : " Mais comment un mec seul peut occuper tant de place ?... " J'observe sa morphologie, intrigué. Au bout de deux minutes, un épis se forme sur mes cheveux. Je perds patience. J'ai envie de hurler : " Tu auras beau les écarter encore, tu ne t'envoleras pas ! " Les gens qui promènent leurs chiens sont des calamités : toujours, Médor décide de quitter papa pour aller poser son gendarme à l'autre bout du trottoir quand j'arrive, lancé à toute blinde. Il me regarde, tend sa laisse comme un cordon de sécurité en travers de ma route. Il a posé son barrage. Trop tard pour freiner ! J'ai trois secondes pour éviter le choc. Il me regarde, semble demander : " Quelque chose à déclarer ? Ouaf ? ". Il plie ses pattes arrières, commence à pousser sa crotte. Je me déporte affolé vers la droite, la gauche, inutilement. Je me dis : " putain de clebs de merde ! " avant de me prendre le guidon dans la laisse et de faire tomber tout le monde. Le plus souvent, les maîtres m'avaient vu arriver. Mais ils s'en foutent. Dans leurs petites têtes de débiles, Toutou a la priorité sur tout le monde : l'univers doit s'incliner devant Rex et sa crotte. C'est comme ça. À Paris, la majorité des passants forme une armée d'imbéciles, d'éclopés, de borgnes, d'aveugles. La rue est une piste de bowling. L'humain oscille comme une quille. Il cherche sa boule. J'arrive. Je les vois de loin. Ils se déportent, irrésistiblement, vers la droite, la gauche. C'est comme un jeu vidéo. Je n'ai qu'une vie. Je dois tous les éviter. Pour ne pas les heurter, je me déporte en sens inverse. Gagné ? Non. C'est juste un sursaut. Au tableau suivant, les gens sont des porcs. Ils jettent leurs mégots, leurs mouchoirs, crachent quand je passe. " Oh ! Il pleut ! " Non. Mémé a juste décidé d'arroser son pétunia sur son balcon. Elle a la main lourde, le noie sous cent cinquante litres d'eau. La connerie déborde, et tout me coule dessus. Le monde est une poubelle. Je suis la voiture balais. Je déboule dans une descente. Encore une foule hostile. Rimbaud les a vus : " c'est le naufrage... je surgis, grondant comme un chat giflé, ouvrant lentement mes omoplates, ô rage ! " Ils sont trop nombreux !! Mon pantalon " bouffe à mes reins boursoufflés. " Je roule, zigzaguant au milieu des idiots : ils sont toujours munis d’œillères. Leur trajectoire est incertaine. Tous ralentissent, accélèrent, s'arrêtent, puis repartent vite, comme des fourmis dans une fourmilière. Je rêve d'être un géant, et de les écraser d'un coup de botte. Soudain, je ne sais pourquoi, sorti de cette masse frétillante, un quidam se jette sur moi, comme un con. On m'agresse ! Je bascule alors vers la route, ultime voie de sécurité pour éviter le crash, ou j'active le freinage d'urgence : je m'écrase sur une voiture stationnée, une cabine téléphonique ou un poteau. Parfois j'ai l'impression qu'ils le font exprès, pour me faire chier ou pour tester mes réflexes. J'ai souvent envie de m'arrêter, de revenir sur mes pas et de demander : " Mais pourquoi tu as fait ça ? C'était pour me faire chier, hein ? ".


Mais en fait non. Il n'y a rien de personnel. Le comportement pédestre des gens obéit juste à un ensemble de règles fixes assez simples à définir. Et mes voyages en trottinette ont été l'occasion de les recenser. D'abord, dans le cas des piétons, crainte et prudence ne sont pas toujours synonymes de sûreté. Au contraire même. Les gens peureux ont tendance à se déporter vers moi quand ils me voient arriver de loin. Ils sont comme aimantés. Quand ils m'ont repéré, je vois leur visage se crisper, leurs yeux s'emplir d'effroi. Ils rentrent leurs épaules, s'arc-boutent, paniquent, tournent un peu en rond comme des poules et finissent par venir vers... moi !!!! C'est un des trucs les plus perturbants à gérer les premiers temps. Au début je me disais que c'était parce que je suis un mec irrésistible : c'est l'effet Axe, j'attire les foules. En fait non. C'est juste un des effets psychologiques de la peur. Elle attire irrésistiblement les gens vers ce qui la suscite. Les gens ont peur alors ils nous fixent du regard. Or (c'est une règle de base) on a tendance à foncer vers ce qu'on regarde. En réalité, pour éviter un obstacle, il faut regarder à côté. Mais pour ça faut en être détaché, et donc pas avoir peur, et pour pas avoir peur faut avoir confiance dans autrui, et en soi, dans ses capacités de résistances... ce qui n'est pas le cas des peureux dont je parle... La peur attire et attache : avis aux victimes !


À force de rouler sur les trottoirs, on s'aperçoit qu'il y a des " réflexes-types " aussi, propres aux différentes catégories sociales ou aux différentes classes d'âge. Les femmes de moins de trente-cinq ans, par exemple, s'efforcent d'aligner leur démarche sur le déhanché chaloupé d'un mannequin-type qui les nargue sur le podium de leur Surmoi. Leur esprit est comme la ville : un labyrinthe immense dans lequel elles se cherchent. Alors qu'elles se rêvent uniques, toutes leurs routes mènent vers des Lieux Communs affligeants, desservis par les médias, télé, ciné, web & Co. L'opinion qu'elles ont d'elles-mêmes se situe au croisement de l'affection de papa, des piques lancées par maman, du désir sexuel de leurs mecs, des regards jugeants ou envieux de leurs copines, Caroline, Anne, Christelle. Leur nombril est un rond-point, bordélique et bondé. Leur amour-propre est proportionnellement inverse à leur tour de taille, cette ceinture périphérique de leur vie. Et toujours ce putain de mannequin, sur le podium de leur Surmoi ! Alors dans le miroir de la vie, deux choix s'offrent à elles. Elles sont soit elles-mêmes un mannequin qu'on a malencontreusement oublié de repérer à la sortie d'un supermarché, et chaque sortie doit être l'occasion de mettre fin à cet effroyable malentendu : un défilé, dont elles sont la star. Soit elles sont complexées à mort, et dans ce cas elles dressent la tête, serrent les dents et s'accrochent à l'idée d'un régime et d'opérations de chirurgie esthétique dont elles rêvent et auxquels elles ne se soumettront le plus souvent jamais, préférant passer leurs complexes et leurs nerfs sur les pauvres types qui auront le malheur de s'amouracher d'elles. Leur égo est un carrosse. Elles sont toutes des princesses. Habillées classes, elles passent, comme la mode. La ville est un corps dont elles sont le coeur. Tout leur être dit : " Paris, je t'aime ! " Leurs talons battent la chamade : tum, tum, tum, tum. Leur itinéraire oscille comme la courbe d'un électrocardiogramme qui pousse vers les vitrines de fringues à la mode et plus généralement tout ce qui brille, bijouteries et tutti quanti. Bip ! Bip ! Bip ! Bip ! - le dernier Chanel ! Biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip ! Le génie français... c'est Dior. Vous objectez : Descartes ? Oui, mais de vœux : le mien c'est " J'achète, donc je suis. " (Du verbe suivre.) Leur monde n'est pas le mien. Mais nos chemins se croisent. Leurs trajets sont des courbes, qui oscillent, des zigzags permanents. Elles se déportent irrésistiblement depuis le milieu du trottoir jusqu'aux montres, et avancent de vitrine en vitrine, un peu comme les Hypostomus plecostomus, ces poissons qui nagent collés avec leur bouche-ventouse au fond du bocal pour aspirer la merde, sauf que le fond du bocal de ces femmes, c'est les vitres des présentoirs des magasins, et que la merde, c'est toutes les saloperies qu'on s'efforce de leur vendre sur le dos de leurs complexes ou de leur vanité.


À l'opposé, quand elles ne paniquent pas, les mères de famille de plus de quarante-cinq ans ont une démarche plus rectiligne et discrète que la moyenne. Elles sont usées. Leur corps et leur coeur sont brisés. Ex-potentielles petites princesses, elles sont devenues les boniches mariées d'un gros loser. Elles n'espèrent plus rien de la vie. Rien ne les distrait. Anonymes et grises, elles filent droit, tête basse : elles avancent, comme de vieilles locomotives à vapeur lancées sur les rails de la fatalité. Proxima estación : la Lumière blanche, au bout du tunnel. Les mecs seuls en costard c'est pareil, l'émotion en moins et l'ambition en plus. Ils marchent droit, dans le rang. Tu sens qu'ils sont fiers d'eux : rapides, déterminés, la tête haute, culs serrés, de vraies flèches, rien à dire. Ils roulent à plus de trois mille euros par mois, lancés à fond sur deux rails de coke, et foncent vers leurs cibles : brainstorming, benchmarking, audit, international trou-du-cul. Pour eux, la vie se résume à un ensemble de chiffres qui défilent sur leur pupille, façon Terminator. Si le gérant de l'hôtel qui passe devant leur chambre leur demande : " Hé, mec, qu'est-ce que c'est que cette odeur ? ça pue le rêve crevé ! " Ils répondent, aussi sec : " F-u-c-k   y-o-u... " Leurs noms de code sont cousus sur leurs costards : Calvin Klein, Burberry, Dolce and Gabbana, Emporio Armani, La Martina. Leurs valeurs sont cotées en bourse. Ils valent le prix de leurs fringues. Leurs meilleurs potes vivent en afterwork et en happy hours. C'est la génération qui cause franglish : elle brille, brille ! Ils ont tous la même odeur, conçue dans les labos de cosmétique et fabriquée en Chine. Cadres, banquiers, journalistes, jeunes consultants, PDG de boîtes, publicitaires, juristes, architectes, commerciaux, employés d'ONG surpayés qui ont les pauvres comme fonds de commerce, filles ou fils à papa, nappies, golden boys dont les dents rayent le plancher, employés du staff d'un abruti de politique rêvant d'un poste ministériel, jeunes ambitieux, c'est Bel-Ami cloné et produit en série : ils sont des milliers. La journée, ils font la gueule, ou prennent la pause. En soirée, ils boivent et dansent, ou prennent la pause. La nuit, ils sourient, et vivent sur leurs photos numériques, sourire " fossette ", sur facebouc : quels lovers !... Beaux gosses aux cheveux gominés, c'est la génération Bac + 5, au garde-à-vous, rasée de près, en uniforme. Leurs cravates sont des cordes de pendus dont ils serrent eux-mêmes le nœud. On a les mêmes en version fille, épilées de près, en tailleur, sûres d'elles. Ce genre d'animal, ça n'a pas vraiment de genre, juste un sexe... que ça vous met, bien profond ! Ils rêvent grand loft, belle pouf : ce sont les sous-officiers de l'armée de tueurs qui gagnent la guerre financière et sociale. Ce sont eux, les " gens sérieux " dont nous parlait le Petit Prince, version 2.0. Ils font la gueule, n'ont pas le temps ! pas le temps ! Mais n'allez pas le leur reprocher, bordel : ils ont des RESPONSABLITÉS ! et vendraient leur cul pour en avoir davantage. Ils sont bien dans le monde tel qu'il est, et vont au charbon tous les matins pour le faire tourner. Ils lèvent la tête quand ils marchent, pour voir à l'international : la France, c'est dépassé. Il faut ouvrir les frontières : Ibiza, Barcelone, New-York, LA, le Proche-Orient. À leurs yeux, les Français moyens forment un magma répugnant, une forme sous-race. Leur passe-temps est de nous vendre de la merde, des crédits, des opinions, de l'émotion, des réformes, des images. Ce sont eux qui nous le font, notre beau petit monde de merde. Ils sont les maîtres de l'univers : ils filent droit, marchent vite, ne dévieraient pas de leur route pour tout l'or du monde. Et quelque part c'est tant mieux : ça leur fait au moins une qualité à mes yeux. Car la règle d'or, quand on est en trottinette, est la suivante : " Un bon piéton est un piéton qui suit un itinéraire régulier. "



À ce titre, certaines catégories de piétons sont congénitalement chiantes. Les touristes, par exemple, sont un vrai problème. Ils marchent en troupeau, tooouuuuut doucement, la bouche ouverte, l'air con, regardent le ciel ou par terre, mais jamais devant eux. On les reconnaît de loin à leurs fringues de mauvais goût, coupe et couleurs dignes des costumes fluorescents des agents de la voirie des autoroutes de France. Ils forment des groupes compacts et amorphes. De vrais beaufs. Comme ils reluquent les monuments, ils sont susceptibles de s'arrêter à tout moment, de s'immobiliser d'un coup, net, pour pointer un drapeau ou une putain de gargouille du doigt (qu'ils me foutent dans l’œil par la même occasion) en gueulant un truc incompréhensible, du genre : " Российская Федерация !! "  Ils photographient le truc, se grattent le nez, parlent entre eux, et reprennent leur marche désorganisée trèèèèèès lentement, façon pachydermes.


Les groupes de jeunes boutonneux sont chiants aussi, parce qu'ils vivent entre eux, fermés au monde : ils sont dans leur petit microcosme hermétique, ne voient rien, n'entendent rien. Ils " kiffent leur race ", LOL, se fendent la poire, MDR, PTDR, draguent en se regardant dans le blanc des yeux, tapotent des textos : " trop mortel sa race ", " truc de ouf " , " sur la vie d'ma mère ". Et vous, sur votre trottinette ? Vous " kiffez " beaucoup moins. Un groupe de d'jeuns ! Vous ralentissez. Les filles ne vous voient  pas : elles ont rabattu leurs mèches sur leurs yeux pour masquer les crevasses des boutons d'acné percés la veille sur leurs fronts. Les garçons sont trop occupés à faire les beaux, les rebelles : ils tirent sur la clope achetée avec le fric de papa à défaut de tirer sur le sein de maman. Pas de doute : aux faciès, vous êtes chez les Réunioniais ! D'un côté, des cratères aussi gros que le Python de la Fournaise. De l'autre, la fumée. Le paysage est pompéien : il faut fuir ! Vous dites : " Pardon ! " Personne ne bouge. Vous posez pied à terre. Les vêtements, les dialogues... Vous êtes devant la ferme célébrité. La porte est fermée. Leurs visages vous disent : " Sonnez. " Mais vous ne savez pas sur quel bouton appuyer : il y en a trop. Les fraisiers ploient sous le poids des fruits rouges. Vous sentez qu'on les a bien fourrés à la crème : c'est un cocktail de rue ! Armé du bâton de Diogène, vous décidez de vous frayer un chemin au milieu du troupeau : " Hola, manants ! Ôtez-vous donc de mon soleil ! ". Personne ne bouge, ou péniblement. Ils ne comprennent pas. Les regards sont vides. Les corps, surchargés d'hormones, sont lourds. C'est l'effet de l'élevage industriel, en batterie : ça meugle, ça s'agite. Pas de berger pour ce troupeau. Il faut leur pardonner. Ils sont tout juste sortis du berceau. Ils ont grandi trop vite. Leurs corps ne leur appartiennent pas encore tout à fait. C'est compliqué de le bouger, de se pousser un peu. Les effluves de biactol les font planer. Ils marchent de travers, en titubant (comme s'ils étaient ivres), les filles bras-dessus bras-dessous, les garçons traînant les pieds, s'efforçant de se donner une contenance en prenant la même pause que leur acteur fétiche (pour la postérité !). Vous tentez de franchir les hauts murs des Troyens. En vain ! Passe-muraille est resté empalé dans la pierre. Les d'jeuns forment un bloc monolithique mouvant imperméable à la réalité, dont chaque particule vous regarde avec l'insolent mépris de la jeunesse qui n'a encore rien fait et se croit capable de tout, alors qu'elle n'est bonne à rien, pas même à bouger un peu son gros cul pour que vous puissiez passer sur le trottoir. En dessous de seize ans c'est pire : ils sont plus agités, et donc l'un d'eux peut émerger du groupe en sautillant d'un coup sans qu'on s'y attende : et là, c'est le drame... Ils sont les quilles mouvantes d'un bowling dont je serais la boule, le but étant d'éviter le strike.


Hors-catégories, les vieux sont ceux qui m'inquiètent le plus : ils cumulent tous les défauts. Et j'ai peur de les casser.
Après il y a les " cerises sur le gâteau ", les options qu'on peut ajouter aux différentes catégories énumérées précédemment. Il y a, par exemple, les gens qui lisent (de plus en plus rares). Ou bien ceux qui tapotent sur leur téléphone portable en marchant (de plus en plus nombreux). Ces piétons à options sont fournis sans GPS et sans airbags : tête baissée sur leurs papiers ou leurs écrans, ils sont les capitaines d'un sous-marins à la dérive. Pas de radar, leur Pariscope est obstrué par les Algues de Geek. La ville est un marais opaque. Ils avancent à l'aveuglette, en tâtonnant, mais sans canne blanche. Quand ils sont plusieurs, ils forment des troupes d'aveugles. Vous avez repéré ces soldats Kamikazes. Ils foncent sur vous comme sur un porte-avion de la US Marine. Vous esquivez, et identifiez l'ennemi. Nos d'jeuns sont ravagés par cette cécité d'un genre nouveau. Et vous, sur votre trottinette, vous bénéficiez du tarif groupe. Pour venir à leur aide, Bill Gates et Steve Jobs ont repris le flambeau de Louis Braille. Les chiens-guides, pour nos non-voyants, s'appellent Blackberries ou I-Pod. Le problème, c'est que comme à chaque fois, c'est le chien qui promène le maître. Alors il parsème son chemin de pipi et de crottes. Il lui chie dans les pieds. L'autre glisse dessus. Et c'est vous qui casquez. Résultat : il faut sortir la corne de brume et gueuler fort pour qu'ils lèvent la tête afin d'éviter le naufrage.


Avec le temps j'ai appris à identifier les réflexes des gens. Mais au fond la règle c'est que personne ne voit personne (c'est très instructif humainement), et qu'il faut donc être en alerte tout le temps.


Quant aux urgences (puisqu'au départ j'étais parti sur mon pied niqué), plus jamais ça. Je suis arrivé à 20h30 à Cochin : la salle d'attente était pleine, une vraie cour des Miracles : des clodos couchés dans les coins dont l'odeur était insoutenable, et qui grognaient, des bourges énervés qui partaient au bout d'une heure en insultant le mec à l'accueil et en disant " c'est un scandale ! ", des gamins malades, africains en majorité, des Roumains, des femmes enceintes, des Polacks qui comprenaient rien à ce qu'on leur disait, des maris de femmes enceintes, une famille de manouche, le mec de l'accueil, con comme un balai à chiottes (mais ça doit rendre con, ce métier de merde), et MOI, malheureux moi..., avec mon pauvre bouquin à la main, mon pied niqué, entrant dans la Nuit sans le savoir. Et pour diriger ce Radeau de la Méduse : deux médecins de garde, et une armée d'infirmiers totalement inutiles et désœuvrés. J'ai attendu cinq heures pour cinq minutes de consultation, on m'a trimbalé de service en service, de salle en salle. Et il paraît que c'était un " bon jour " !! Le médecin de garde courait dans tous les sens, j'entendais les diagnostiques dans les couloirs : stase aux intestins, côte cassée, crise d'épilepsie, etc. Je suis rentré à deux heures et demi du matin complètement vidé, plus par l'épreuve des urgences que par mon accident lui-même... et sans transports en commun, évidemment.


Enfin voilà. Maintenant je suis immobilisé pour deux semaines. Et puis surtout j'ai un doigt de pied violet. Alors j'envisage de faire une expo payante : Orteil - œuvre d'art surréaliste (2011).

                                                                                            Vendredi 3 décembre 2011, 04h58