À quoi se mesure le degré de civilisation d'un peuple ? Vaste question hein... Vaste réponse aussi ! Et chacun a sa petite idée là-dessus je crois... Gandhi disait " à la façon dont les hommes traitent leurs animaux. " Freud défendait l'idée suivant laquelle l'abolition de la peine de mort marquait un progrès décisif dans l'élévation du degré de civilisation d'une nation. Tyler Durden, dans Fight Club, disait que c'était à la fréquence des bains et à l'utilisation du savon. Toto le Tuneur pense que c'est au nombre de voitures tunées qui circulent dans nos rues. Tous nos héros modernes ont leur petite idée là-dessus donc. Ils ont dû cogiter ça pas mal. Et ils ont sûrement tous un peu raison quelque part. On peut prendre tout un tas d'autres marqueurs d'ailleurs, en fonction de notre sensibilité : taux de scolarisation ou d'alphabétisation, taux de participation aux élections, l'égalité hommes-femmes, etc. Les marqueurs, ça ne manque pas. Mais en fait, au-delà de tous ces critères, je crois que le degré de civilisation d'un peuple est tout simplement la somme du degré de civilisation et de maturité des individus qui le composent : vous, moi, lui, elle là-bas, lui aussi, et tous les autres. C'est nous qui fixons, au quotidien, les degrés de courtoisie et de civilisation ambiants. Pour faire face aux récalcitrants, à ceux qui ont décidé de rester des primates quoi qu'il en coûte, eh bien on est bien obligés de faire appel à quelqu'un. Alors ce quelqu'un a plein de visages. Certains nous sont familiers : ce sont les flics, les juges, les profs, les huissiers, enfin tous ces mecs qu'on n'aime pas parce qu'ils brident nos instincts, parce qu'ils sont en première ligne dans le maintien de l'ordre, mais qui sont indispensables au bon fonctionnement d'une nation policée. Ils sont tellement indispensables qu'ils sont, d'une façon ou d'une autre, investis d'une autorité légale qui leur permet de faire face aux récalcitrants et d'appliquer la loi, les règles, et de se faire respecter. Il y a ceux-là donc. Et puis il y a une catégorie de gens qu'on oublie, qui ne sont investis d'aucune autorité, qui font leur taf consciencieusement mais discrètement, parce qu'il est honteux : ceux qui lavent la merde des autres, qui maintiennent le monde propre. Ce sont eux, en fait, quand j'y pense bien, qui sont en première ligne, sans épée et sans bouclier, dans le combat contre les incivilités, et qui mesurent le degré de civilisation d'un peuple : les gens chargés de l'entretien de nos rues, de nos bureaux, de nos immeubles, de nos transports en commun, de nos foyers. Ils torchent la merde de tous les trous-du-culs du monde, pour qu'on puisse respirer normalement quand on est dans la rue, au travail, dans notre cage d'escalier, chez nous. Alors ça paraît con à dire, mais j'avais envie de leur rendre un petit hommage ici, quelques lignes, une fois, quelque part. Je ne peux pas leur décerner la Légion d'Honneur, sans ça je le ferais. Mais je peux leur offrir quelques minutes. Ça m'est venu quand je suis rentré chez moi ce soir, et que j'ai vu plein de gros mollards dégouliner sur la porte en métal de l'ascenseur de mon immeuble. Les crachats étaient frais, encore mousseux : selon mon petit doigt, qui a été légiste à la Police de Miami, la propreté avait été assassinée il y a tout juste une demi-heure. Après un premier mouvement de dégoût, de répugnance même, et une envie violente de frapper le mec qui a fait ça, de lui mettre le nez dedans, je n'ai pas pu m'empêcher de me mettre à la place de la personne qui devra laver ça. Pas longtemps hein, juste deux secondes. Oui non parce que parce que ça m'a fait trop mal au coeur, juste de me mettre à sa place deux secondes. Alors j'ai eu envie que vous puissiez vous mettre à sa place aussi, deux secondes. J'ai eu envie d'écrire ces quelques lignes. Parce que peut-être qu'un jour vous avez eu l'idée, vous aussi, de cracher votre " mollard " sur telle porte d'ascenseur, un jour où vous étiez énervé, fatigué, blasé, ou vous aviez envie de vous défouler. Tout vous faisait chier, alors vous avez eu envie de chier sur tout. J'ai déjà eu cette envie. J'ai déjà été con moi-même. J'ai déjà jeté des papiers par terre, des chewing-gum, avec l'insouciance joyeuse du jeunot qui croit que les carottes poussent dans les supermarchés, toutes seules, et que les détritus en tous genres qu'on balance par terre s'autodétruisent tous seuls aussi. Mais en fait non. Il y a des gens derrière, qui travaillent en silence, et qui les plantent, les carottes, et il y a des gens qui font que le monde tourne proprement, à défaut de tourner rond, pour mon plus grand bonheur, quoi que j'en dise. Parce que la vie, elle n'est déjà pas drôle. Alors si en plus on doit vivre nos drames personnels avec de la merde sous les pieds, des chewing-gums collés aux jeans, et le nez dans le fion les uns des autres, c'est juste plus la peine. Les gens de l'entretien, les femmes de ménage, les éboueurs, les gardiens d'immeuble, ils ne font pas des tafs à proprement parler drôles. Je ne pense pas qu'ils les aient choisis : on ne part pas au front, en première ligne, comme jadis les Noirs dans l'armée US, par vocation. Le plus souvent, la vie, les déterminismes sociaux, culturels, des difficultés économiques, le besoin de nourrir une famille, de se nourrir soi-même, en travaillant, les ont amenés là. Le sujet est d'autant plus délicat pour moi que ma mère est gardienne, et femme de ménage. Pour l'avoir souvent entendue me raconter ses journées, harassée, usée par le comportement des gens, et pour l'avoir parfois remplacée ou aidée dans son service de gardienne, et avoir été astreint un temps à l'entretien de son immeuble, je peux vous dire que le comportement qu'on a par rapport à l'hygiène dans les lieux de vie en commun n'est pas neutre. C'est là, quand on lave la merde des autres, qu'on mesure le degré de de maturité et de civilisation d'une société : à la capacité que les gens ont à contracter leur sphincter, à ne pas se déverser comme des bébés. Parce qu'une société humaine, c'est comme un gosse : on voit qu'il a grandi quand il est propre. J'ai pu mesurer le degré de propreté dans un des quartiers les plus riches de Paris. Eh bien je peux vous dire qu'il n'est pas hyper élevé, et même qu'il s'abaisse insidieusement, chaque jour, principalement sous l'effet de la nouvelle génération qui arrive. Simplement les gens riches ont les moyens de payer beaucoup de chargés d'entretien pour leur torcher le derrière : alors ça fait illusion, tout a l'air clean. Et on se dit : " Merde, les gens sont bien éduqués ici ! " En fait c'est des conneries : l'argent ne blanchit pas que la peau, il lave la merde aussi. Dans les quartiers pauvres, il n'y a pas de fric, alors ça ne trompe pas. On voit direct que les gens sont crades. Mais en fait, riches, pauvres, ça compte, ok, mais au fond, tout ça tient à nous : à l'idée qu'on se fait de notre dignité commune, et à notre degré de maturité. Au départ, la propreté n'obéit pas à des déterminismes économiques, sociaux ou géographiques : elle ne dépend que de notre comportement. Les espaces de vie commune sont nos couches, dans les deux sens du mot " couche " : la société naît et vit dedans. Elle évolue dedans. Elle se déverse aussi dedans. Les maintenir propres, ou du moins ne pas les crader volontairement, c'est prouver qu'on a dépassé le stade sadique-anal : qu'on n'a pas besoin de pousser sa crotte sur autrui pour montrer qu'on existe. On vit tous en société. On joue tous dans la même cour, sur le même terrain, et pour que ça tourne, il faut qu'on soit à peu près tous d'accord sur les règles. Sans ça on finit par plus s'entendre, et par se bastonner. C'est la loi du plus fort. Alors certains me diront : " Aucun souci, le plus fort, c'est moi. " L'histoire a malheureusement donné raison à Hobbes : " Il y a toujours plus fort que soi ". Non, vraiment, si on veut jouer ensemble, et prendre du plaisir au jeu, il nous faut des règles. Alors parodiant les joueurs échecs, j'ai envie de dire que la première règle de la vie en société, c'est : " Crader n'est pas jouer. " Quand on respecte les gens chargés de l'entretien, on se débrouille pour qu'ils n'aient que la poussière à nettoyer. Parce que rien que la poussière, dans une ville comme Paris, c'est déjà pénible, et ÉNORME, la poussière ! Imaginez : un grain de poussière par personne, sachant qu'on est dix millions. C'est une montagne qu'on soulève tous les jours ! Et eux sont chargés de la réduire à néant. Je dis la poussière. J'aurais pu ajouter les feuilles mortes, les cheveux : tout ce qui tombe par terre par la force des choses. Ça fait des tonnes de trucs. Additionnez encore ce qui tombe de nos poches sans qu'on s'en rende compte. Vous voyez, la merde, elle grandit toute seule. C'est comme le café Maxwell : " C'est pas la peine d'en rajouter. " Autrui est un miroir. En montrant aux gens de l'entretien qu'on n'est pas des cochons, c'est à nous-mêmes qu'on le montre. Chaque fois que vous serez tentés de jeter un truc par terre, demandez-vous si vous le feriez devant la personne chargée de ramasser, surtout si cette personne était votre mère, votre père, votre conjoint ou finalement vous-mêmes. Si la réponse est non, et que vous le faites quand même, alors c'est qu'en plus d'être un porc, vous êtes un lâche : vous profitez de l'absence et du besoin de se nourrir de quelqu'un pour lui chier dessus. Vous faites ça, comment dire, un peu comme vous foutriez un doigt dans le cul d'un mec endormi en vous branlant devant un miroir, juste pour vous défouler, parce que la porte est fermée à clé. Et dans ce cas, vous pouvez légitimement vous attendre à ce qu'un jour, quelqu'un vous fourre son doigt bien profondément dans le vôtre de cul, en retour, juste pour se défouler. Eh bien oui, puisque vous avez fixé la règle au préalable, et créé la jurisprudence. Vous serez le Président-Fondateur de la République des Trous-du-Culs, L'Idole, façon Verlaine et Rimbaud ! À moins que vous ne préfériez vous en tenir au : " Crader n'est pas jouer ! " Et troquer la jurisprudence pour de la simple prudence, et même, allez, pourquoi pas, de la délicatesse et du savoir-vivre ! Parce que oui, tout ce qu'on jette par terre ou dégrade dans notre environnement, papiers, mégots, fil dentaire, tickets de métro, prospectus, tags ou crachats sur les murs, parce que " des gens sont payés pour laver ", c'est sur leur visage, sur leur âme, quelque part, qu'on le jette. Ils rentrent avec en fin de journée. Vous avez alourdi leur charge de travail en salissant l'espace. Vous les avez agressés et offensés alors qu'ils ne vous ont rien fait. Parce qu'ils ne sont pas payés pour laver vos névroses, ni pour essuyer votre mauvaise humeur, vos conflits intérieurs, vos colères. Ils ne sont pas des psys pas chers, ou des mamans de substitution chargées de laver vos merdes, de changer vos couches. Ils sont juste payés pour maintenir l'endroit propre et ramasser les innombrables trucs qui tombent ou qu'on fait tomber involontairement. Alors un effort bordel : montrez que votre capacité d'empathie pèse plus que que le grain de poussière que vous soulevez chaque jour en marchant, qu'elle pèse plus que la feuille morte qui tombe de l'arbre. Soyez grands : soyez propres.
Dimanche 4 décembre 2011, 03h46