“To be,
or not to be”
I
J’ai déjà raconté cette histoire à
plusieurs reprises. La dernière fois, c’était au café, avec une ancienne
camarade de lycée devenue cinéaste. Elle me dit, enthousiaste, qu’il faudrait
en faire un film, que ça donnerait un court-métrage formidable. Il fut convenu
que nous l’écririons ensemble. Mais nous ne nous revîmes pas. Et puis, tout à
l’heure, à l’occasion d’un échange de textos, elle me glissa, mine de
rien : « Je suis en train de travailler avec une amie sur la rédaction
du scénario de ce qui t’est arrivé avec tes frères il y a quelques années en
banlieue ». Je ne répondis pas. J’étais piqué au vif. J’avais le sentiment qu’on me volait une
partie de ma vie.
J’avais déjà eu envie de raconter cet
épisode sous forme de courte nouvelle, mais je n’avais jamais trouvé le temps
ou l’énergie pour le faire. Je m’étais contenté le narrer à l’oral à la façon
d’un conteur africain. « L’écrit peut attendre », me disais-je, « j’ai le temps
». Je suis de nature paresseuse. Je pensais que tout était bien à l’abri dans
ma tête, en sécurité. Je n’imaginais pas un instant qu’un de mes amis puisse
trahir ma confiance en s’appropriant mon vécu.
Son texto changea la donne.
Elle voulait me déposséder de moi et
scénariser ma vie pour en faire son œuvre. Dès la lecture du message, je compris
que si je voulais rester maître de mon histoire, j'allais devoir
l’écrire le premier. C’est ainsi que tout commença.
II
J’ai
toujours vu la littérature comme un sauf-conduit permettant de traverser les
frontières et d’accéder à des mondes nouveaux. Pouvoir de l’imagination : cette
« Reine du réel », comme disait Baudelaire, qui fait de nous des
créateurs, à l’image de Dieu, et des voyageurs, à l’image d’Ulysse.
Instrument protéiforme, j'ai toujours
conçu la littérature comme quelque chose qui protège aussi. Et depuis l’enfance,
j'aime à croire que tout livre est un bouclier.
Je n’imaginais pas à quel point tout cela
était vrai, jusque dans les trous les plus perdus de nos villes, jusque dans
les situations les plus saugrenues.
Il y a quelques années, sous le coup de
l’ennui, n’ayant plus rien à me mettre sous la dent, ou plus exactement «
sous les yeux », j’ai repris mes vieux bouquins de théâtre :
Molière, Cyrano, Giraudoux, Guitry, etc.
Je n’ai jamais été très théâtre.
J’envisageais le genre comme la chasse-gardée d’une sorte de bohème bourgeoise
coiffée de dreads-locks, avide de s’exhiber sur les planches. J’assimilais les
acteurs à ces chanteurs de rue en mal d'égo qui aiment faire du bruit pour
qu’on les regarde eux, reléguant le texte ou la musique qu'ils interprètent au
statut de piédestal personnel. J’étais peu enthousiaste. C’est comme si le
théâtre n’était pas vraiment de la littérature.
Je
me mis à feuilleter les livres doucement, du début à la fin, de la fin au
début, comme j’aime à le faire pendant quelques minutes avant de me lancer dans une lecture - un peu à la façon d’un général qui scrute ses troupes et le
champ de bataille avant de se lancer au combat.
La disposition graphique et la forme
visuelle des dialogues me rappelaient, de loin, la poésie dont je suis fou. Ce
fut suffisant pour que je me lance.
Et je me suis pris au jeu.
La relecture de ces pièces, quelques
années après le lycée, sans être accablé par les chaînes du devoir et la
perspective de notes à venir (que j'ai toujours envisagées comme des coups de
fouets par anticipation) a été particulièrement jouissive. Elle avait le goût
du « je » et de la liberté. Elle m’a fait réaliser à quel point la
littérature – toute forme de littérature – est d’abord oralité.
Ces
textes, comme tous les autres au fond, n’avaient de sens que lus à voix haute,
avec le ton, mis à l’épreuve de l'oralité. Je me sentais comme un musicien qui,
après avoir lu ses partitions en silence, enfermé dans une pièce noire pendant
de longues années, joue enfin de son instrument. Les mots déployaient leurs
ailes, les personnages prenaient corps : ils devenaient réels, vivants. J’étais
habité par d’autres que moi !
J’appliquais rapidement la méthode à la
poésie, prêtant ma voix aux auteurs qui s’incarnaient en moi. Je laissais leurs vers vibrer dans ma bouche, ressentais leurs sentiments à travers leurs mots. Je prolongeais la théâtralité jusque
dans les romans que je pris l’habitude de lire à voix haute, modifiant ma voix
pour pouvoir être alternativement narrateur et personnage ; bon ou mauvais,
homme ou femme, vieux ou enfant. J’appris à être un autre : à être tous les
autres.
J’appris aussi à donner du plaisir avec ma voix. Je
lisais pour autrui, avec autrui. J’appris à maîtriser mon timbre, mon
phrasé, mon rythme de lecture, mon intonation.
Rapidement,
j’embarquais mes frères dans ma petite aventure. Je leur proposais de lire des
pièces de théâtre ensemble, en se donnant la réplique. Ils ne furent pas
difficiles à convaincre.
Ils étaient curieux de nature, aimaient
lire : c’était le moyen pour eux de visiter tous les grands classiques
européens de façon ludique, joignant la profondeur des lectures solitaires au
plaisir du partage en groupe. La lecture collective n’empêchait pas la
relecture, n’en déplaise au einmal
ist keinmal de Kundera. Lire ensemble ne
gâchait rien.
Nous commençâmes par un grand classique
shakespearien, Hamlet, achetant chacun une édition bilingue différente afin
d’avoir accès à des traductions multiples, que l’on pourrait confronter les
unes aux autres, et au texte original - qui est toujours resté, pour moi, d’une
obscurité totale, n’ayant qu’une connaissance trop superficielle de la langue
anglaise. Nous voulions avoir une idée des distorsions infligées au texte par
la main des traducteurs.
L’effet était bizarre, mais très
agréable, et donnait lieu à de longues conversations concernant la traduction
la plus juste et la plus mélodieuse.
III
Un
dimanche matin, mes frères et moi fûmes amenés à nous lever tôt pour aller à
une réunion familiale chez notre père.
Mon
père ne vivait plus à Paris depuis quelques années. Il avait acheté une vieille
villa d’apiculteur du XVIIIe siècle en banlieue, au fin fond du
Val-de-Marne, à l’orée de la forêt domaniale de Santeny.
Sa
vieille maison fissurée ne ressemblait à rien : le rez-de-chaussée, en
ruines, servait d’entrepôt pour de vieilles marchandises, vaisselle, tableaux.
Le premier étage, réaménagé, mêlait la simplicité de la peinture blanche et du
lino appliqués en coup de vent au kitch de la déco des années Trente. Le papier
peint fleuri alternait avec des couleurs improbables. Et les carreaux de
faïence rouges au sol s’effritaient sous nos pas.
Le
hangar, qui dominait la maison, était monstrueux, avec son toit en taules, son
laboratoire abandonné, ses ruches ruinées, ses meubles en bois noirs de
poussières, dévorés par l’oubli.
Sur
la gauche, le jardin mal entretenu, dont le mur menaçait de s’effondrer sur la
rue, était parsemé de choux et de patates, réminiscences des origines rurales
de mon père.
Les
pavés de la cour d’honneur étaient défoncés, la plaque indiquant le nom de la
villa avait été volée.
Mon
père avait installé des poules, des canards, des lapins et un pigeonnier sous
le hangar : la volaille allait d’un côté à l’autre de la cour, contournant
les tas de gravats et de ferraille ramenés des chantiers. Tout était crotté et
immonde.
La
première fois que ma cousine Mélanie avait mis les pieds dans ce résidu
d’édifice noble du Grand Siècle français, elle avait dit, surprise :
« Oh, ça sent le Portugal ! ».
La
villa était aussi délabrée et en mauvais état que mon père, qui était lui-même
aussi délabré et en mauvais état que son pays, le Portugal.
Santeny,
ce n’était pas chez nous. C’était chez lui. Il n’y avait pas de place pour nous là-bas. Tout le disait dans la disposition de la maison. Les placards et les
meubles étaient pleins de ses affaires ou de vêtements récupérés
qui ne serviraient jamais à personne. La seule pièce que l’on pouvait fermer à
clé était la chambre parentale. Toutes les autres étaient des lieux de passage.
Impossible d’aller dans une chambre sans passer par une autre. En guise de lien
au monde, un petit poste télé dans le salon et un vieux radiophone dans la
cuisine. Rien de plus. Pas de téléphone, pas d’Internet. La propriété était
murée. Et la maison était parsemée de vieilleries : fusils de la Seconde Guerre Mondiale,
postes radios anciens, générateurs hors d’usage, correspondance de jeunesse,
collections de pipes, résidus de prospectus et de papier toilette cumulés
pendant des décennies par les anciens occupants. Seul un des trois toilettes
fonctionnait. Mon père s’était aménagé une salle de bain, supprimant tous les
autres lavabos de la villa.
C’était
la maison paternelle, plus que la maison familiale. Le reste de la famille
vivait à Paris, dans le 7ème.
Nous
avions l’habitude de nous réunir dans cette vieille ruine pour tous les grands
évènements familiaux : cérémonies religieuses, anniversaires, Noël ou Pâques.
Mais
je trouvais ces réunions très tristes. Je m’y sentais seul, et mal.
Elles
étaient empreintes de cette décadence et de cette dépression dans lesquelles je sentais s’enfoncer
mes parents, ma famille, et tout mon peuple depuis que j’étais petit.
IV
Ce
dimanche, il s’agissait, je crois, d’un anniversaire.
Il
n’y avait pas d’invités extérieurs à la famille, si bien que nous nous étions
habillés comme des cochons, à l’arrache : mes frères avaient mis de vieux
tee-shirts trop larges, des jeans carottes, de vieilles polaires décathlon
bas-de-gamme, avec des baskets trouées. Quant à moi, j’avais opté pour le
jogging bleu-marine des années quatre-vingts, et j’étais le plus mal rasé. J’avais une
vraie barbe de clochard et les cheveux gras.
Nous
étions engourdis. Nous avions la vingtaine. Nous ne ressemblions à rien.
C’était
le « relâchement dominical », avec sa tenue d’ermite, qui n’a pas
vocation à être vu des autres dans le 7ème, mais qui s’accordait
assez bien avec l’aspect pitoyable de la maison de mon père qui ne nous donnait
pas envie de faire d’efforts. Nous étions revêtus de l’uniforme des paumés.
Seule
notre diction bourgeoise et notre vocabulaire trop précieux trahissaient le
fait que nous ayons été scolarisés dans des établissements huppés. Nous prîmes
soin d’embarquer nos « Hamlet » dans nos sacs à dos vides, afin de
lire pendant le trajet, et nous partîmes.
Arrivés
à Châtelet, nous nous rendîmes compte qu’aucun de nous n’avait pris l’argent
pour acheter les billets de Transilien, comptant tous les uns sur les autres : « J’ai
pas d’argent moi ! Je croyais que tu ramènerais du fric ! ».
Raclant
le fond de nos poches et mutualisant nos ronds de bronze, nous avions de quoi
acheter deux billets sur quatre. La fraude était notre seul recours. Nous
passâmes l’oblitérateur deux par deux, en prenant soin de ne pas nous faire
voir par les vigiles, et nous entrâmes dans le RER à moitié vide.
J’ai
toujours aimé le RER. Il ressemble à ma vie : il traverse tous les milieux
sans y rester. Il est la seule infrastructure qui lie les
quartiers riches du centre parisien à la toile urbaine pauvre de la couronne où
vivent les émigrés.
Alors
que le train s’enfonçait doucement dans la banlieue, dans les grandes cités d’abord, puis
les villages résidentiels gris-verts des grandes plaines d’Île-de-France, nous
lisions Hamlet.
L’un
jouait Horatio inquiet, l’autre Hamlet furieux, l’autre Ophélie avec sa voix de
fillette éplorée, l’autre le Spectre grave.
Le
texte nous permettait de nous extraire du balancement triste du train, de
n’être pas que des vaches dans un wagon à bestiaux. Nous étions au Danemark, au
Moyen Âge.
Je savourais la qualité de la langue, incantatoire. Nous ne parlions pas fort, mais les gens autour de nous, d’abord surpris et intrigués, s’efforçaient de suivre la trame de la pièce – vraiment remarquablement écrite – avec un petit sourire. Shakespeare s’invitait dans un train de banlieue par le biais de quatre frères mal habillés et mal rasés.
Je savourais la qualité de la langue, incantatoire. Nous ne parlions pas fort, mais les gens autour de nous, d’abord surpris et intrigués, s’efforçaient de suivre la trame de la pièce – vraiment remarquablement écrite – avec un petit sourire. Shakespeare s’invitait dans un train de banlieue par le biais de quatre frères mal habillés et mal rasés.
La
représentation chuchotée dura quarante minutes, le temps du trajet, puis nous
sortîmes à Boissy-Saint-Léger, nos bouquins dans nos sacs.
V
Dès
que nous posâmes le pied dans la gare, nous sentîmes que l’espace n’était plus
le même. Nous étions de retour en France, au XXIème siècle. L’air
était plus frais, plus humide. Le paysage, mélancolique, était habillé comme
nous : sans goût. C’était une gare de campagne, en milieu
semi-rural : l’horizon dégagé était transpercé par la cime des arbres, émaillé de poteaux
de fils électriques à haute tension, de tours HLM isolées, logements de pauvres
répugnants. La gare elle-même, pourtant bien entretenue, me faisait penser à
une sorte de friche industrielle. Ça n’avait pas d’âme.
Nous
nous mîmes à longer le quai et à marcher vers la sortie, bavardant deux par
deux. David et Pedro avançaient cinq mètres devant, parlant, agitant les bras.
De temps en temps, Pedro se tournait vers nous et répétait en riant :
« Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark ! ».
Jorge
et moi suivions, en causant, les mains dans les poches. Nous descendîmes des
escaliers qui menaient à un couloir souterrain qui permettait de traverser les
voies et de remonter vers la sortie. Je me dis, en le traversant, que ce genre
de couloir sombre et bas couvert d’urine dans les coins ne peut être le théâtre
que de choses tragiques la nuit, comme des agressions ou de viols.
Certaines constructions sont disposées ou éclairées de telle façon qu’elles n’inspirent que de choses mauvaises. Ce sont des cages pour fauves.
Et le
décor crée la bête.
Nous remontâmes. Levant la tête, nous aperçûmes les néons et le plafond propre du hall d’entrée de la gare, qui donnait sur la ville. Notre père devait nous attendre dans la voiture, dehors.
Mais
alors que Pedro et David arrivaient en haut des marches, Pedro fit demi-tour en
pivotant sur son pied dans la lumière claire des néons, d’un coup, et
redescendit rapidement vers nous l’air très sérieux, sans s’arrêter. Il
murmura : « Les flics ! », suivi immédiatement par David.
Il sur-articula plusieurs fois ces deux mots sans les dire vraiment, en nous
regardant dans les yeux afin d’être certain d’être bien compris. Nous le
scrutions, surpris, lisant sur ses lèvres.
Jorge
et moi fîmes demi-tour immédiatement sans réfléchir et nous leurs emboitâmes le
pas alors qu’ils accéléraient. Tout de suite, nous entendîmes des bruits de
portes métalliques et de pas lourds en haut. Des gens couraient. Ils venaient
derrière nous.
Arrivés
dans le couloir sombre, nous nous mîmes à courir tous, haletants, sans trop
savoir où nous allions. Nous ne connaissions pas la gare. La banlieue n’était
pas notre élément. Et il me vint assez vite à l’esprit que toute la gare devait
être grillagée, et que nous étions faits comme des rats. Courir ne nous
permettrait que de gagner du temps, mais nous finirions par être pris.
Nous
allions devoir payer une amende pour la fraude.
Je
sentais l’adrénaline monter.
Nous
remontâmes vers le quai, courant sans savoir où aller. Nous ralentîmes par
dépit. Et d’un coup, les policiers qui nous suivaient arrivèrent à notre
hauteur.
Ils
nous planquèrent contre le mur. Nous étions immobilisés physiquement. On nous
écarta les bras, les jambes. On nous fouilla en nous disant : « Bouge
pas ! ». Les agents étaient tendus et sérieux. Leurs gestes étaient
rapides et précis, ne souffraient aucune contestation. Les évènements
allaient si vite que nous n’avions pas le temps de penser. Juste de voir.
On
nous retourna, demandant d’enlever et d’ouvrir nos sacs. Jamais nous n’avions
eu à faire à la police. Nous avions l’air hagard de celui qui se fait prendre
en ayant quelque chose à se reprocher mais sans trop savoir quoi. Tout cela était disproportionné. Mais nous obéîmes.
Nos
vêtements pourris, notre type méditerranéen basané, le fait que nous soyons
quatre jeunes en fuite, tout cela nous donnait un air louche.
Bizarrement,
je n’étais pas stressé. Je trouvais tout cela si incroyable que je restais en
position de spectateur. Je réfléchissais surtout à comment justifier la fraude
de façon suffisamment touchante pour échapper à la prune. J’étais dégoûté à
l’idée de l’argent que nous allions devoir donner.
Une
femme agent fouillait mon sac tandis que d’autres s’occupaient de ceux de mes
frères. Ils sortirent des pulls, nos livres d’Hamlet. La femme regarda ses
collègues qui tenaient les Shakespeare de mes frères en main, me tendit le
mien, l’air éberlué, et me demanda, d’un ton surpris : « C’est quoi,
ça ? »
Je
lui expliquai que nous avions tous acheté une version différente d’Hamlet de
Shakespeare afin de pouvoir nous donner la réplique en appréciant les
différences de traduction, et que nous avions profité du long trajet depuis
Paris pour poursuivre nos lectures. Les policiers se regardèrent, étonnés.
Notre
façon de parler et nos propos les décontenançaient.
L’un
d’eux nous demanda : « Mais le matos ? Il est où le
matos ? ». Nous nous regardâmes à notre tour : « Le
matos ? Mais quel matos ? ». « Bah le shit ! ».
Ils nous avaient pris pour des petits dealers de banlieue alors que nous
n’étions que de pauvres fraudeurs. Nous lui dîmes avec une évidente
sincérité : « Mais on n’en a pas ! » « On vient de Paris pour aller
à un déjeuner d’anniversaire chez notre père qui vit ici. » « Mais on ne fume
pas. »
Les
policiers nous regardèrent. Ils regardaient nos livres l’air éberlué. Leur
comportement avait commencé à changer dès qu’ils avaient vu les livres.
Abandonnant le tutoiement, l’un d’eux nous demanda : « Mais pourquoi
vous vous êtes enfuis ?... Redressez-vous monsieur. ».
Pedro
répondit : « Bah, parce qu’on n’avait que deux tickets pour quatre.
On a oublié l’argent à la maison et on a été obligés de frauder à
Châtelet ». D’un coup, un même sentiment traversa le groupe d’agents qui
se détendit manifestement. Ils se mirent à rire : « Ahhh ! C’est
pour ça ? Mais c’est rien, ça ! »
Ils
nous rendirent nos livres, nos sacs, réajustèrent nos vêtements froissés par le
contrôle et commencèrent à nous mener vers la sortie, détendus. Ils nous
parlaient cordialement, comme à de bons petits gars.
Pendant
plusieurs minutes, je m’attendais à ce qu’ils nous collent tout de même une
contravention pour non-présentation du titre de transport. Au bout d’un moment
je compris qu’ils s’en moquaient. Je trouvai cela incroyable.
Lorsque
nous arrivâmes en haut des marches où Pedro avait fait demi-tour quinze minutes
plus tôt, les policiers contournèrent les oblitérateurs par des portes
latérales qu’ils ouvrirent avec des clés spéciales. Ils les gardèrent ouvertes
afin que nous puissions tous passer sans avoir à sauter par-dessus les tourniquets.
Du statut de fraudeurs apeurés, nous étions passés à celui d’hôtes sympathiques.
Ils
nous souhaitèrent une bonne journée en nous saluant de la main, tout sourire,
de loin, alors que nous sortions de la gare. Notre père nous attendait dehors
dans la voiture, de l’autre côté de la rue.
C’est
ainsi que finit ma petite histoire.
VI
J’ai
raconté tout ça à ma camarade cinéaste dans le cadre d’une conversation sur les
frontières entre milieux sociaux. Je lui avais dit que de mon point de vue, la
littérature est un passe-droit qui permet de transcender les barrières de
classe.
La
lecture enrichit le vocabulaire, ce qui suscite le respect. Elle ouvre de
nouveaux horizons aux êtres de toutes origines, ne discrimine pas. Elle intègre
et francise sans dénaturer.
Elle
permet de dépasser une apparence misérable. Et à ce titre, un flic qui contrôle
un groupe de jeunes habillés comme des racailles leur montrera plus de respect
si lesdits jeunes ont du Shakespeare dans leurs sacs et surtout dans leurs têtes et
dans leurs bouches.
C’est
aussi ce passe-droit qui m’aura permis de récupérer ce qui m’appartient,
c’est-à-dire mon histoire.
Une
course contre la montre s’était engagée il y a trois heures. Il s’agissait pour
moi de ne pas être que le personnage d’un scénario écrit par un autre, mais de
rester l’auteur de ma vie, jusque sur le papier, jusqu’ici, jusqu’à vous.
Je
dédie cette nouvelle à celle qui a essayé de s’en approprier le fond, et qui
m’a fait accoucher de ces mots sans le vouloir.
Le
défi prend fin avec le point final que je m’apprête à poser. Faisant écho à Malraux,
il montre que la littérature donne des armes à qui a « assez d’idées pour
qu’on puisse les lui voler sans lui nuire. »
Paris, le 26 juin 2012
A. de O. Brites