Dimanche 18 septembre 2011, 23h35
Depuis un an et demi, je me force à prendre l'air au minimum deux heures par jour. L'idée m'a été inspirée par mon père maçon qui travaillait souvent en extérieur et arborait une mine superbe toute l'année, hiver compris, et par deux amis venus faire du tourisme à Paname qui ont réussi à prendre des couleurs en février à force de se balader du matin au soir dans les rues. Et ça marche : depuis que je fais ça, on me croit revenu des îles de janvier à décembre. J'ai retrouvé mon teint du Sud, je dors mieux et je suis plus zen. Afin de mettre à profit mon temps en extérieur, je lis pour ma thèse ou je redécouvre mes Classiques. Je me cultive, et le soleil aide à la poussée. La capitale est vaste, et mes points de chute varient.
Depuis mon retour de vacances, je vais tous les jours lire sur les murets qui bordent les terrasses ornées de petites pelouses de l'esplanade des Invalides. Je suis perché sur ces petits murs comme un aigle sur sa branche, deux heures. Le lieu présente plusieurs avantages notables : présence de soleil à toute heure du jour, l'inconfort des murets et la sale gueule de la pelouse crottée démotivent tout parasite potentiel de venir envahir mon petit coin, les Invalides sont plus un lieu de passage qu'un lieu où on s'installe. L'endroit n'est pas "in" : pas de commerces, pas de bars. Les grandes pelouses centrales ne sont envahies qu'aux heures les plus chaudes de l'été : on y voit des cerfs-volants, des couples. Le reste de l'année, la terre est trop humide. Des groupes de mecs y jouent au foot ou au rugby le soir. En septembre, quelques faux beaux-gosses de quarante ans lancent encore leur freesby torse-nus pour impressionner les minettes. Mais sur les pelouses latérales : personne, jamais, hormis un vieux qui vient parfois bronzer en slip, quelques clodos et un gros rat.
L'endroit figure bien dans les guides. Mais les touristes s'arrêtent deux minutes montre en main : ils regardent d'un air niais autour d'eux, se demandent ce qu'ils foutent là. Ils reluquent l'esplanade majestueuse, dominée par le grand dôme doré. Ils se grattent le nez, photographient le pont Alexandre III, la Tour Eiffel, l'hôtel des Invalides, le bâtiment d'Air France... oui oui... la gare de RER... allez comprendre... c'est peut-être à cause du drapeau tricolore qui flotte dessus... ils doivent prendre ça pour un bâtiment officiel... Puis ils passent, tête basse, devant moi, et disparaissent dans la grande ville. Un vrai défilé. Les trois quarts se foutent du musée de l'Armée et de la tombe de Napoléon Ier. L'Empereur, tel un épouvantail, veille sur ma tranquillité depuis le fond de son tombeau.
Aujourd'hui, pour la première fois depuis longtemps, j'ai bougé avant la fin de mon temps de cuisson règlementaire. J'étais dans l'intéressante mais ÉNORME préface du roman Les Déracinés de Barrès. Si on avait pris une photo de moi, on aurait eu l'impression que j'étais tip-top : assis sur l'herbe, au soleil, personne pour me faire chier. Oui mais voilà, ce qu'on n'aurait pas vu sur la photo - car c'est traître une photo : c'est muet et figé ! -, c'est qu'il faisait un vent à décorner les bœufs, à encorner les vaches, et à écorner mon livre : ça soufflait bourrasque et coups de fouets, une sorte de vent glacé venu d'on ne sait où, qui vous glace jusqu'à la moelle des os et qui n'arrête pas de souffler. Le soleil qui perçait à travers de gros nuages ne justifiait pas que je sois là à attendre de me chopper une pneumonie en lisant Barrès et en écoutant du Beethoven.
La grande littérature, la musique classique et mon amour du soleil ne justifient pas tout. À force de souffler, Éole a fini par me gonfler façon montgolfière : alors j'ai levé l'ancre, et je suis rentré chez moi en trottinette, poussé par la brise, inaugurer une boîte de gouaches et du papier achetés il n'y a pas huit jours.
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