J'ai
toujours été très hermétique au pointillisme, que je trouve trop
artificiel, mais les toiles de Signac me touchent. Il parvient à
utiliser sa technique pointilliste pour complexifier ses effets.
Contrairement à ce que l'on observe chez beaucoup de pointillistes, sa
technique est mise au service de la couleur et de la lumière, donc de la sensation, et pas l'inverse. Ce n'est pas qu'un "truc" d'école, sorte de fin en soi, mais un moyen. Son
pointillisme est un outil qui permet d'ouvrir plus large les portes de la
perception, d'explorer mieux les sensations. Son pointillisme est un langage neuf qui permet de dire une certaine facette de l'homme et du monde.
Et par le rendu esthétique singulier, les effets et les émotions uniques qu'il retranscrit, cela le rend légitime dans beaucoup de ses toiles,
ayant dès lors sa raison d'être.
Pour moi, il est l'un des seuls à avoir
compris réellement l'intérêt de cette technique, qu'il a fondée, et il sauve à lui seul
le mouvement. Il est en ainsi pour le pointillisme comme pour beaucoup d'écoles (et même de religions, à commencer par par le christianisme), qui souvent ne valent que par leur fondateur.
La plus belle toile de Signac est pour moi Le Grand Canal à Venise. Le paysage s'y redéploie dans ce langage neuf, situé hors de la réalité, mais que l'on comprend immédiatement.
Les tons jaunes et roses pâles du ciel qui colorent les dômes et monuments de la ville, les eaux du grand canal, imprégnées de soleil, avec des reflets uniques, melant les lumières du canal et les ombres des gondoles et des bateliers : tout est beau, fin, subtile.
Le soleil, qui est partout, sans être nulle part dans la toile, défait le paysage en confettis. L'ensemble du canal est soumis à une sensation kaléïdoscopique de lumière, d'ombres, de reflets et de couleurs qui se décomposent sous son effet, sans jamais lui faire perdre de sa lisibilité. C'est du Turner, avec de la magie et un air de fête en plus, qui suspendent le paysage hors du temps, éternellement vivant dans son émotion. Par sa technique pointilliste, Signac imprime juste ce qu'il faut de dérèglement aux sens pour nous placer aux frontières de l'hallucination et du rêve : il utilise la réalité comme un prétexte pour nous faire basculer vers la sensation pure. L'âme pour l'âme.
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Notre-Dame-de-La-Garde, Paul Signac, 1906. Metropolitan Museum of Art, New York, États-Unis. |
Notre-Dame-de-La-Garde, peinte un an plus tard, transpose dans le port de Marseille cette sensation kaléïdoscopique de lumière, d'ombres, de reflets et de couleurs qui se décomposent, et elle l'étend cette fois aux navires ancrés dans la rade, devant la basilique qui n'est plus qu'une silhouette vague à force de se défaire dans une brume de lumière mélancolique.
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Capo di Noli, Paul Signac, 1898. Wallraf–Richartz Museum, Cologne, Allemagne.
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Cap de Naples reprend le même procédé de dereglement des sens et de fragmentation du réel mais avec des couleurs plus vives, plus chaudes. On sent en regardant cette toile la chaleur écrasante du soleil d'été aviver les couleurs des rives de la Méditerranée et les faire papilloter dans nos yeux. On la sent omniprésente, imprégner et décomposer en confettis l'eau bleue, le sol, les arbres, le ciel et les navires.
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La Calanque, Paul Signac, 1906. Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Bruxelles. |